Cluny au Portugal : moines de Cluny et chevaliers Bourguignons aux origines du pays
Les Portugais doivent-ils aux moines de Cluny l’existence de leur beau pays ? Tentons de voir clair dans une histoire aussi complexe que les huit cent recettes de la gastronomie portugaise. D’emblée, un fait : l’étymologie de « Portugal » renvoie à l’origine historique du pays : Portus (Porto) et Calle, deux ports à l’embouchure du Douro face à l’Atlantique, ont donné Portocalle qui dès le IXe siècle désignera un petit comté porteur d’un grand avenir. Il sera en effet le berceau du Portugal, et à l’entour que du beau monde : la famille royale de Léon, la famille princière de Bourgogne et les moines de Cluny. L’histoire ? La voici.
Elle commence en 1033 très loin de Portocalle, en Bourgogne….
… lorsque la sœur de Hugues futur abbé de Cluny, Hélia de Dalmace de Semur en Brionnais, riche famille seigneuriale du Charolais, épouse Robert duc de Bourgogne. Petit-fils de Hugues Capet, prince de sang royal, comte de Charolais et d’autres lieux, son père était Robert le pieux roi des Francs. Rien de moins !
Robert et Hélia ont deux enfants : Constance et Henri. L’abbé Hugues aime beaucoup ses neveux. D’autant plus peut-être que leur père, son beau-frère si bien titré, était colérique et violent. Jeune, il avait attaqué son propre père sur les conseils de sa mère, question de titres, de fiefs, de châteaux. Il répudiera Hélia pour une autre femme qu’il renverra derechef. Ce brigand ravageait églises et couvents, exploitait les moines. On l’excommunia et sa mort fut « honteuse » dit-on. Bref, Hugues de Cluny était un saint mais son beau-frère un sacré diable ! « Ce n’est pas Dieu qui a fait les nobles, mais l’usurpation et la force brutale » disait Odilon, prédécesseur de Hugues.
Venons-en aux moines.
Hélia et Robert s’étaient mariés l’année du millénaire de la mort du Christ ; les chrétiens affluent alors à Jérusalem et en Espagne la Reconquista prend de l’ampleur. Pour fortifier ses arrières Sanche le grand (1000-1035), roi de Navarre, de Léon, de Castille et d’Aragon, développe les Chemins de Saint-Jacques, et aménage le « camino frances » (chemin des Francs). Seigneurs bourguignons, gascons, anglo-flamands, allemands et leurs troupes, pèlerins et vagabonds y feront route. Les Etats chrétiens d’Espagne s’ouvrent à l’Europe du Nord. Odilon (994-1049) prédécesseur de Hugues, profite de cette effervescence et prépare le terrain. Il correspond avec Sanche le grand. Cluny attire les Ibères. Evêques, moines, artistes traversent les Pyrénées pour rejoindre la vallée de la Grosne, porteurs de présents : objets d’art, ivoires, orfèvrerie mozarabes, et monnaie trébuchante ; l’or pris aux arabes déjà ! Un monastère comme San Juan de la Pena se réforme selon l’esprit de Cluny dès 1024. Cette même année Alphonse VI relance vigoureusement la Reconquête. Il deviendra l’allié de Hugues de Semur. L’un et l’autre décéderont en 1109.
Hugues veut aller plus loin.
Fin stratège, Hugues (abbé de 1049-1109) voit loin et pense beaucoup à la péninsule Ibérique. Il envisage d’y implanter la réforme clunisienne, et de transformer l’Eglise contribuant ainsi à la
reconquête sur les musulmans, prémices des Croisades (1095). Il s’y prend habilement en se faisant des alliés au plus haut niveau politique, selon les mœurs du temps par des alliances matrimoniales. Sa stratégie religieuse et sa politique d’alliances seront imbriquées comme fil de trame et fil de chaîne.
Sa carte maîtresse, la voici : Constance, sa nièce, épouse sous son influence Alphonse VI, petit-fils de Sanche roi de Léon et de Castille, qui se proclamera « empereur de toute l’Espagne » (1077). Ce
mariage (il en fera six !) introduit Alphonse dans le monde des souverains d’Europe du Nord et ouvre la porte aux chevaliers d’outre-Pyrénées qui viennent l’aider dans ses conquêtes. L’or qui finança la grande église de Cluny après la conquête de Tolède (1085), c’est lui en remerciement ! Mais son triomphe sera de courte durée, l’année suivante battu par les musulmans, il appelle à l’aide des chevaliers étrangers.

Limites du Comté de Portocalle, berceau du futur royaume du Portugal (source : Wiki)
Dans la foulée, la cour d’Alphonse VI accueille plusieurs chevaliers familiaux de Hugues :
- Raymond, comte de Bourgogne, cousin éloigné de Constance. Il épouse Urraca, la fille d’Alphonse VI et de Constance. (1091). Le roi lui confie la Galice et le droit d’hériter des domaines royaux. Au passage rappelons que le pape Calixte II, (Guy de Bourgogne), élu pape à Cluny (1119) est frère de Raymond et cousin de Henri.
- Henri, neveu de Constance, convole avec la fille illégitime d’Alphonse VI (1096), Teresa. Il reçoit le comté de Portocalle en récompense pour avoir aidé son beau-père à repousser les musulmans du nord-ouest de la péninsule.
Entre Raymond comte de Galice et son cousin Henri, futur comte de Portugal comment éviter les tensions ? Les bons comtes ne font pas toujours les bons amis ! Hugues s’efforcera de prévenir les
problèmes par un document porté à la cour de Castille par son légat, un « pacte d’amitié et de sécurité » pour éviter une guerre de succession entre les deux cousins à la mort du roi. Bref, la cour d’Alphonse VI est devenue en quelque sorte une affaire de famille clunisienne. Ce faisant, Hugues booste l’influence européenne intense qui s’amorce alors outre-Pyrénées et il fait accepter par l’Espagne la suprématie religieuse de Rome..
Le cadre politique planté par Hugues étaye et renforce l’action des moines. Voyons comment, au Portugal.
Henri, comte de Portocalle (1096), accroit l’autonomie et la superficie de son comté. Son action sera :
- diplomatique vis-à-vis de la Castille et de la Galice, fief de son cousin Raymond, comte de Galice qui englobait le comté de Portocalle ; dans le panier à crabes familial il sera le plus fort.
- militaire évidemment, contre les musulmans qu’il repoussera jusqu’à Coimbra.
- religieuse enfin, avec l’aide favorite des clunisiens.
Ceux-ci réforment l’Eglise locale et consolident le socle d’un futur Portugal indépendant. Par exemple, Henri aide les évêques de Braga et de Coïmbra, moines clunisiens, à obtenir les droits et privilèges relevant directement de Rome et Braga devient un archevêché (1107). Il émancipe ainsi de la Castille et du reste de la péninsule, sur le plan religieux, le futur Portugal. Il fait reconstruire sur le modèle de la « grande église » de Cluny la cathédrale de Braga où il sera inhumé avec sa femme Teresa ; Braga deviendra l’épicentre du mouvement indépendantiste du comté.
Les Clunisiens réforment vigoureusement
la trentaine de petits monastères wisigoths du diocèse de Porto : indépendance politique, autonomie économique, spiritualité ; ils savaient y faire ! Ils avaient pour mission d’occuper ces terres, de les défendre, mais aussi de les dynamiser, de les mettre en valeur et de les repeupler. Les revenus de Rates (1100) premier prieuré directement clunisien iront à La Charité-sur-Loire. L’influence clunisienne au Portugal se fait aussi via le monastère royal de Sahagun, clunisien depuis 1080, qui propage la liturgie romaine à la place de la mozarabe. Notons aussi le remplacement de l’écriture wisigothique par la caroline qui était celle des livres liturgiques portés par la réforme grégorienne.
Mais tant et trop serait à dire sur l’action d’Henri dans ce qui deviendra le Portugal.

Le drapeau du Portugal date de 1911 (fondation de la république). Il intègre des armoiries antérieures dont celles célébrant la victoire d’Ourique, dans la sphère centrale. « Le rouge est la couleur des conquêtes et du rire » d’après ses créateurs.

Cathédrale de Braga. Vue du côté sud. Le portail de la façade latérale est d’origine romane clunisienne. (source : Wiki)
Le fils d’Henri, Afonso Henriques conquiert l’indépendance du Portugal.
Henri meurt en 1112. Suivront 27 années d’une histoire complexe. Son fils Afonso Henriques (1108-1185) gagnera sur les Maures plus de territoires que son père, jusqu’à Lisbonne et au Tage. En 1139, il est proclamé roi (1) par ses soldats à la bataille du campo de Ourique après sa victoire sur les Maures. C’était le 25 juillet fête de saint Jacques de Compostelle. Ourique ! Ce lieu, théâtre semble-t-il d’une simple escarmouche deviendra celui d’une « grande » bataille où est intervenu le Christ lui-même, selon un « récit » très tardif échafaudé par des moines. Allez savoir. Quoiqu’il en soit, cette victoire « mythique » est un événement fondateur de la nation. L’actuel drapeau du Portugal la rappelle. Les cinq écus bleus sur l’écu blanc symbolisent la victoire d’Afonso-Henrique sur cinq rois Maures. Et les points blancs dans chaque écu, les blessures du Christ crucifié. Quatre ans plus tard la Castille reconnaîtra l’indépendance du Portugal suivie par le pape en 1179 ce qui vaudra en quelque sorte reconnaissance internationale (2).
Conclusion de cette histoire.
Le Portugal est le premier pays d’Europe à réaliser son unité nationale. Les Clunisiens y ont contribué de loin ou de près, durant un demi-siècle. Leur étoile pâlira ensuite au profit des Cisterciens et des ordres militaires.
Les frontières du pays ne changeront plus après 1297, fixées par un traité, le plus ancien au monde, définissant des frontières encore en vigueur.
« Ce Pays où la terre finit et la mer commence » chanté par Camöes poète portugais du XVIe siècle fondera aussi le premier empire d’outre-mer du monde moderne et il sera le dernier en Europe à décoloniser. Cette autre « conquête » fut le « détonateur de l’énorme bouleversement cosmique introduit par l’expansion géographique de l’Europe à la fin du XVe siècle », selon Fernand Braudel. Le petit Portugal a joué dans l’histoire de l’Europe occidentale un rôle sans commune mesure avec l’exiguïté de son territoire et la petitesse de sa population et de ses ressources.
Robert De Backer
(1) Ce qui n’impliquait pas à l’époque une affirmation de souveraineté et d’indépendance. Néanmoins en 1140 il sera couronné roi par l’archevêque de Braga.
(2) Signalons qu’en 1146, alors qu’il est déjà père de plusieurs bâtards, Afonso 1er épouse Mathilde de Savoie, apparentée à la Maison de Bourgogne, avec qui il aura sept enfants dont Sanche 1er son successeur. Mathilde sera la première reine du Portugal.
Sources : P.Henriet, www.brepolsonline.net ; José Mattoso, Le monachisme ibérique et Cluny, www.persee.fr ; Georges Silva, Les cahiers de la Lettre clunisienne ; Encyclopedia Universalis, art. Le royaume du Portugal ; Albert Alain Bourdon, Yves Léonard, Histoire du Portugal, Paris, Chandeigne, 2020