La Hongrie, ancrée à l’Union européenne, reste cependant partagée entre l’Est et l’Ouest. Pourquoi ? Sa très longue histoire nous éclaire
Au centre de l’Europe, le terminus de la route des steppes

La plaine à perte de vue traversée de part en part sur 500 km par le « beau Danube » telle apparaît la Hongrie sur la carte, à égale distance de l’océan Atlantique, de la Méditerranée, de la mer Baltique et de l’Oural. Ceinturée au Nord par les Carpates, ouverte à l’Est sur les millions de km2 qui s’étendent depuis la grande muraille de Chine, elle sera le terminus de la route des steppes par où dévaleront tant de tribus nomades. Certains pays d’Europe ont été façonnés par les Celtes, d’autres par les Slaves, les Turcs ou les Romains. La Hongrie les a tous connus et bien d’autres encore au cours d’une histoire mouvementée et souvent dramatique. Ils sont à l’origine du mille-feuille culturel riche de significations et de récits qui a construit l’imaginaire hongrois.
Après les Celtes, les Huns et les autres.
Dans le bassin des Carpates il y eut les Celtes dès le IVe s. av. J-C. Civilisés par Rome comme nos Gaulois, ils seront bousculés par les Huns et les Avars surgis d’Asie centrale ; les Huns au début du Ve s. apr. J-C., les Avars au VIIIe siècle. Ceux-ci terroriseront l’Occident. Leurs « empires » furent éphémères : une soixantaine d’années pour les Huns, quelque deux siècles pour les Avars, « vagabonds » en turc ancien. Redoutables guerriers, cavaliers habiles plus souvent en selle qu’au sol, violents et cruels ils terrorisaient. Faire peur était une arme de guerre et ils pratiquaient des « massacres pédagogiques ». Pillards invétérés, la conquête ne les intéressait pas, mais le butin qu’ils accumulaient. Leurs empires à la manière nomade n’avaient ni frontières fixes, ni ville capitale, pas d’organisation durable et pas d’écrits, ni villes, ni villages « en dur ».

Ces empires s’étaient agrandis par intégrations successives des tribus nomades vaincues tout au long de leur périple depuis l’Asie. Comment cet ensemble en recomposition permanente et en mouvement perpétuel était-il unifié ? Par leurs chefs parbleu !
Attila seul roi des Huns dès 441, monstre et prodige
Chef invincible de l’armée la plus efficace de l’époque, Attila édifia à partir de presque rien, par la force et la ruse, en moins de dix ans, un « empire » s’étendant la mer d’Azov au Rhin. Il assiégera Constantinople, ébranlera l’empire Romain d’Occident, à l’origine de son déclin. Il attaquera la Gaule. En vain. Sainte Geneviève, saint Loup de Troyes par leurs prières ont épargné, disent les chroniques, Paris et Troyes ville près de laquelle Attila subit une raclée mémorable de la part de troupes romaines renforcées par de nombreux « barbares » chassés par les Huns, intégrés par les Romains.

En 452 il passe les Alpes, envahit l’Italie jusqu’à Milan et Pavie et négocie avec le pape Léon I pour épargner Rome. Se retirant d’Italie, il meurt en 453 en Hongrie. Deux ans plus tard son empire se désintègre et disparaît en 469. L’Occident chrétien a fait d’Attila un épouvantail : « Les Huns sont le bâton de la fureur de Dieu. Chaque fois que la colère de Dieu s’abat sur les fidèles, c’est par eux qu’ils sont frappés » écrit Isidore de Séville (VIIe s). Il a laissé un souvenir impérissable, souvent négatif en Occident, positif en Hongrie. Ses exploits alimenteront le récit médiéval fondateur de la Hongrie.
Après les Huns, les Avars

Venus de Mongolie ils déboulent dans le bassin des Carpates au VIIIe siècle. Les exploits des Huns, la stature d’Attila les fascineront. Comme eux ils attaqueront l’empire occidental devenu chrétien sous le sceptre de Charlemagne. Celui-ci en 792 décide de les poursuivre jusqu’au Danube. Ils seront vaincus en 796 et cantonnés dans une Marche qui deviendra l’Autriche. Christianisés de force, nombre d’entre eux – les païens seulement (!) – seront vendus sur le marché aux esclaves de Verdun (sclavus en latin médiéval, vient de slave et a donné esclave) qui était aussi un centre de castration.
Les Magyars enfin, derniers nomades d’Europe
Issus de l’Oural, au IXe siècle (896) ils plantent leurs yourtes dans la plaine de Pannonie, (sud-ouest du bassin du Danube), ancienne province romaine, future Hongrie. Comme les Huns et les Avars, ils affronteront Byzance et l’Europe occidentale y menant entre 899 et 955 une trentaine de razzias destructrices de villes, d’églises, de monastères, pour le butin : vases sacrés, orfèvrerie, captifs. Les Occidentaux seront terrorisés par ces milliers de cavaliers hurlant à la mort, avec leurs arcs, leurs lances et leur sabres (szablya). Dans les chaumières, dans les palais, on tremble « Les Huns reviennent » et on prie « Des flèches des Hongrois, libérez-nous Seigneur ! ». Les hordes magyares raviveront la terreur cavalière, l’une des peurs fondamentales de l’Occident. Jusqu’au jour où en 955, l’Empereur germanique Otton Ier, les défait à plate couture (bataille de Lechfeld près d’Augsbourg, All.). Après les Vandales, les Vikings, les Normands, les Sarrasins, les Huns et les Avars, les Magyars auront été les derniers barbares envahisseurs de l’Europe occidentale. Un tournant historique, lourd de conséquences : les Magyars s’arriment à l’Occident.
Saint Étienne, roi très catholique fonde le royaume de Hongrie
En l’an mille le prince Étienne, Istvan en magyar, sera déclaré roi par le pape Sylvestre II, l’Auvergnat Gerbert d’Aurillac, avec l’accord de l’empereur germanique Otton III. Il avait été baptisé par des clercs germaniques à l’exemple de son père Geza et avait épousé Gisèle, fille du duc de Bavière Henri le Querelleur et de Gisèle de Bourgogne. Un prince nomade épousant une aristocrate occidentale, une première. Cependant Étienne refusera de faire allégeance à l’empire germanique et le choix du Pape de Rome garantissait son indépendance. Son option pour l’Occident, avait été préparée de longue date. En effet, la Pannonia – ancienne province romaine (sous Tibère en l’an 9 ap. J.C.) où vivaient les Magyars – avait été intégrée à l’empire romain d’Occident lors de la séparation de l’empire en 395 ; son père avait été baptisé dans le rite latin ; Byzance renoncera à les aider son père et lui dans leur lutte contre les tribus magyares rebelles au christianisme.

Adieu vie nomade, razzias, yourtes et chevaux de guerre. Au diable dieux païens !
Le roi Étienne christianisera l’État non sans mal et l’organisera sur le modèle carolingien et romain : usage de l’écrit, du latin, de la loi etc. Les Magyars refoulés et calmés, se sédentariseront peu à peu.
Ils seront le seul peuple nomade mué en un État stable et durable. Ils préserveront jalousement leur langue d’origine finno-ougrienne (originaire de l’Oural), unique en Europe – parlée seulement en l’Estonie et en Finlande –. Ils cultiveront leur culture, leur différence pour tout dire.
Un mythe fondateur, « les Huns ancêtres des Magyars »
Quand ils écrivent leur histoire au XIIe siècle les chroniqueurs hongrois revendiquent une filiation magyare avec les Huns. Ils exaltent les vertus morales et guerrières d’Attila qui devient leur héros fondateur et ils font des Huns leurs ancêtres. Une légende à double détente. Outre qu’elle fait des Magyars les descendants d’un peuple et d’un roi exceptionnels, héros positif quoiqu’en pensent les Occidentaux, elle attribue au peuple Magyar d’origine linguistique finno-ougrienne, les origines asiatiques et turques des Huns. Cette généalogie est aujourd’hui critiquée par les historiens et les linguistes. Mais telle est la puissance des légendes : elles parlent au coeur, excitent l’imagination, découragent la critique et légitimisent les projets politiques. Ce mythe des origines a nourri le sentiment national, tant pour renforcer la légitimité de la dynastie hongroise que la résilience du peuple sous la domination autrichienne et ottomane par exemple. De nos jours il reste vivace. Attila, « petit père » en gotique, inspire au XXe siècle la littérature hongroise et nombre de Hongrois se prénomment Attila. En 2010 une statue d’Attila est inaugurée à Budapest par le ministre de la Défense. À cette occasion des arbres sont plantés aux frontières historiques de la Hongrie pour qu’ils prennent racine auprès d’Attila. On recherche très officiellement sa tombe introuvable.

Le « festival annuel du guerrier hongrois » réunit chaque année des milliers de hongrois exaltant leurs origines nomades. Le mythe des origines magyares soutient des projets politiques et l’action politique extérieure de V. Orbàn qui évoquait en 2012 les « racines semi-asiatiques » de son peuple. En 2018 au sommet turcique il clamait « Nous sommes tous des enfants d’Attila ». Info ou intox ? Une manière de garder ses distances avec l’Union EU et de nouer des alliances avec les peuples d’Asie et de Turquie.
La suite, mais pas la fin de l’histoire
La Hongrie millénaire perdra plus d’une fois son indépendance et craindra de disparaître. Ce qui fait comprendre la paranoïa de certains de ses dirigeants et leur phobie des migrants surtout musulmans. Située aux confins de la chrétienté latine, charnière entre Ouest et Est, elle a été le théâtre de nombreux conflits et d’innombrables drames. Il y eut d’abord le règne des rois, étrangers le plus souvent, les Anjou de la descendance d’un frère de saint Louis, les Luxembourg, les Habsbourg etc. Six siècles relativement paisibles, troublés seulement en 1241 par l’invasion tatare qui saccagea le pays exterminant un tiers de la population. De 1526 à 1699 ce sera l’occupation ottomane ; de 1699 à 1849 le pays sera « colonisé » par les Habsbourg. Humiliation !

En 1867 l’empereur d’Autriche François-Joseph, amène Autrichiens et Hongrois à un compromis : L’Autriche-Hongrie réunit l’empire d’Autriche et le Royaume de Hongrie dotés chacun d’une vaste autonomie. C’est le rappel des belles années de l’apogée de la Hongrie royale indépendante au XVe s. Beaucoup de Hongrois gardent la nostalgie de cette « Mitteleuropa ». Ce dualisme s’est maintenu jusqu’en 1918 et la défaite austro-hongroise. Le Traité du Trianon, signé à Versailles le 4 juin 1920 entre les pays vainqueurs de la guerre et la Hongrie alliée au Reich, a dépecé la Hongrie défaite. Elle perdra les deux tiers de son territoire qui deviendront de nouveaux pays, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, agrandiront la Roumanie etc. ; près de 5 millions de Hongrois magyarophones vivront désormais à l’étranger ! Une tragédie nationale dont le souvenir est commémoré chaque année.
Puis ce fut la seconde guerre mondiale.
Le pays bascule dans le giron soviétique mais fait preuve de velléités d’indépendance. En témoigne le soulèvement populaire de 1956 réprimé dans le sang par les chars russes, tout comme la conversion progressive du pays à l’économie de marché dès 1968 ou encore l’ouverture de ses frontières avec l’Autriche en mai 1989, accélérant la chute du Mur six mois plus tard. En 1999 la république hongroise rejoint l’Otan ; en 2004, ce sera l’Union Européenne. Sans appartenir encore à la zone euro – sa monnaie est le forint–, elle fait partie de l’espace Schengen. Amorcé en l’an mil, son ancrage à l’Occident est solide, quoique…
En 2010, Victor Orbàn.

Le retour au pouvoir de Viktor Orbàn en 2010 ouvre un nouveau chapitre, tumultueux, dans l’histoire du pays. Orban joue ouvertement la carte d’une alliance avec Moscou et la Turquie. Désireux d’inscrire son pays sur la carte d’Asie centrale, il vante la coopération turcophone comme une des pierres angulaires d’un « nouvel ordre mondial » au bénéfice des pays orientaux dont la Russie.
« Il est désormais clair que l’ordre mondial ancien s’est effondré, dont le dogme voulait que l’argent et le savoir venaient de l’Occident riche et puissant pour ruisseler vers les pauvres pays de l’Est », a-t-il notamment affirmé au 6e conseil Turcique (sept. 2018) ajoutant que la Hongrie « se tient désormais prête pour l’ouverture d’un nouveau chapitre dans la coopération hongro-turcique ». Comme si le pays, au fond, se refusait à choisir entre l’Est et l’Ouest.
Robert De Backer
Sources : La Courrier d’Europe Centrale, 4-09-2018 ; Imago Mundi, Les Magyars ; Journal La Croix, Marie Boëton, 24-05-2019 ; Bernard Guetta, L’enquête hongroise, Flammarion, 2019
Ce 15 septembre le parlement européen a voté un texte exprimant son regret « que l’absence d’action décisive de la part de l’Union ait contribué au délitement de la démocratie, de l’État de droit et des droits fondamentaux en Hongrie, faisant du pays un régime hybride d’autocratie électorale, comme le montrent les indicateurs les plus pertinents ».