Le point de vue d’un citoyen hongrois résidant en Bourgogne
Nous avons demandé à un citoyen hongrois, Hardi Ferenc, Bourguignon de longue date, de prendre la plume pour exprimer sa réaction à l’article ci-dessus ; fin connaisseur de l’histoire passée et actuelle de la Hongrie, il nous propose une analyse documentée et engagée.
L’identité hongroise, comme toute identité nationale, est complexe, bien davantage que celle que les pouvoirs politiques et les programmes scolaires aimeraient faire voir. Pendant les 40 ans de communisme et la décennie suivante on enseignait dans les écoles hongroises une vision unique et simplificatrice : les Magyars seraient issus des tribus finno-ougriennes des vallées de l’est de l’Oural d’où ils seraient partis au milieu du 1er millénaire avant notre ère en contournant la chaîne de l’Oural vers le sud-ouest. Tandis qu’ils poursuivaient leur marche vers l’ouest en passant au nord de la mer Caspienne, de la mer d’Azov et de la mer Noire, les ancêtres des Finnois et des Estoniens, nos cousins linguistiques les plus proches, se seraient éloignés des tribus magyares en poussant leurs troupeaux vers le nord-ouest.
Mais quelque 14 siècles plus tard, lorsque les Magyars arrivent dans le bassin des Carpates (à la fin du IXe siècle ap. J.-C.), leur langue, leur religion, leurs traditions et leurs cultures s’étaient enrichies au contact des peuples rencontrés sur leur chemin. Certes ils ont croisé plusieurs peuples turciques1 mais pas seulement. En effet, ils se sont aussi frottés aux peuples slaves dans le Khanat2 bulgare de la Volga aux VIIe et VIIIe s. ap. J-C. À preuve, en hongrois, quatre des sept jours de la semaine ont une origine slave : szerda, csütörtök, péntek, szombat (mercredi, jeudi, vendredi, samedi). Pourtant, ces liens avec les Slaves ne figurent jamais dans les différents mythes fondateurs de l’identité magyare. Voilà pourquoi il est aberrant de considérer comme seul socle fondateur de l’identité nationale hongroise les liens avec l’une ou l’autre des populations rencontrées à travers ces siècles de migration, les Turcs par exemple.
Depuis une dizaine d’années, le pouvoir en place à Budapest essaye de réécrire à sa guise le mythe fondateur de l’histoire du peuple magyar et de la naissance de la Hongrie chrétienne.
Des théories farfelues ont vu le jour et le gouvernement soutient publiquement les charlatans qui se proclament « hungarologues » et militent pour des thèses acceptées seulement par eux-mêmes et quelques fidèles. L’Académie des Sciences et la très grande majorité des historiens, des linguistes et des chercheurs sérieux démentent régulièrement leurs affirmations. Voilà pourquoi Orbán tente de museler l’Académie et ses groupes de travail. Sa politique en effet est toujours dictée par les intérêts électoraux et il n’hésite pas à simplifier ou même à réécrire l’histoire. Puisqu’il aime se pavaner comme le protecteur de la nation face aux « bureaucrates de Bruxelles », il
recherche des contacts à l’Est en participant aux réunions annuelles des pays turcmènes. Mais demandez à « l’homme de la rue » à Budapest de qui il se sent le plus proche : du Turkménistan ou de l’Autriche et de l’Allemagne ? Il éclatera de rire tant la question lui paraîtra grotesque.
Orbán a un sérieux problème avec la vérité en tant que telle et chacun de ses actes s’en ressent. Contradictions, mensonges et distorsions cognitives jalonnent son parcours et ses discours. Voici quelques exemples.
- Il participe chaque année avec une vénération ostentatoire aux célébrations de la fête de Saint Étienne, premier roi de Hongrie. Il s’incline devant les reliques du roi mais refuse d’appliquer les consignes que celui-ci donnait à son fils : « Tu accueilleras avec générosité les étrangers dans ton pays et tu leur laisseras leur langue,
leur religion et leurs coutumes. Car faible et vulnérable est le pays qui n’est composé que d’un seul peuple ».
• La couronne de Saint Étienne était exposée au Musée National de Budapest depuis 1987, date de son retour des USA. Orbán l’a transférée au Parlement national. Le symbole de la royauté au milieu du parlement de la république. Bizarre ! - Orbán est premier ministre d’une république qui possède un parlement d’une rare beauté sur les rives du Danube, côté Pest. L’emplacement du bâtiment sur la rive gauche, du côté des gens du peuple, du travail et des affaires est symboliquement important et ne fût pas choisi au hasard au moment de sa construction dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Mais pourquoi Orbán a-t-il installé ses bureaux de l’autre côté du Danube dans un ancien carmel transformé en palais ministériel sur la colline de Buda où se trouve le château du roi ? Aspire-t-il au pouvoir royal en dominant le parlement du haut de son palais de Buda ? Lui, le protestant, soi-disant « fils du peuple » juché en haut de la colline symbole du pouvoir royal, dans un ancien carmel transformé en luxueux palais !
- Enfin, la carrière politique de Orbán a véritablement commencé en 1989 lorsqu’il a exigé le départ des troupes soviétiques du pays lors de la réinhumation de Imre Nagy. C’est pourtant sous le règne de ce même Orbán que la statue de ce héros de la révolution de 1956 a été éloignée du Parlement et installée loin des regards dans une ruelle quelconque. Plus étonnant encore est l’amitié qu’il affiche avec Poutine et la Russie depuis sa seconde accession aux affaires en 2010. Comment expliquer que le jeune homme vaillant et courageux qui réclamait le départ des troupes soviétiques en 1989, soit devenu le fidèle vassal de l’Empire Russe de Poutine?
La Hongrie et les Hongrois sont résolument tournés vers l’Europe depuis plus de 1000 ans mais nos dirigeants politiques ont une fâcheuse tendance à se placer du mauvais côté dans les moments critiques de l’histoire. Le plus souvent ils cherchent une troisième voie en pensant défendre ainsi les intérêts du pays. L’histoire a montré que c’était un funeste calcul et le pays en a payé le prix fort. Orbán Viktor est un politicien talentueux qui a réussi à éradiquer toute opposition à ses idées et à ses plans, mais il est tombé dans le piège de l’autoritarisme. Depuis le début de la guerre en Ukraine, il s’enferme et s’isole de plus en plus de ses voisins et alliés naturels. Le manque de solidarité avec l’Ukraine et les pays de l’Union Européenne qu’il affiche aujourd’hui va-t-il sceller son sort au regard de l’Histoire ? Espérons que les Hongrois seront attentifs aux signes de l’Histoire ; le moment vient toujours où de tels dirigeants autocrates ne servent plus la cause de la nation mais seulement leur propre survie.
Ferenc Hardi
Hongrois vivant à Taizé depuis 22 ans
(1) Les Turcs autrement dit. Les peuples turciques forment un vaste groupe ethno-linguistique de peuples dont la langue originelle appartient à la famille des langues turciques. Les peuples turciques actuels les plus notables sont les Turcs d’Anatolie, les Azéris, les Iakoutes, les Ouzbeks, les Turkmènes, les Kazakhs, les Kirghizes et les Ouïghours.
(2) Royaume turc ou mongol dirigé par un Khan, équivalant d’un roi.