Les Mariales de l’artiste hongrois Simon Hantaï, un clin d’oeil à la spiritualité clunisienne ?
En Europe de l’Ouest, les artistes plasticiens modernes ou contemporains d’Europe Centrale sont mal connus. Les musiciens, les écrivains ou les cinéastes sont célèbres mais peu de sculpteurs et peu de peintres. Au 21e siècle, notre monde de l’art est globalisé et les appartenances géographiques, les influences sociales et artistiques nationales sont plus difficiles à cerner. Pour le siècle précédent, on peut citer quelques noms : Gustav Klimt et la Sécession viennoise, Alfons Mucha puis František Kupka tchèques, Constantin Brâncuşi, roumain, ainsi que Victor Vasarely et Etienne Hadju, hongrois, et plus récents Zoran Mušič, slovène, Roman Opalka, polonais, Marina Abramovic, serbe.

Les bouleversements politiques les ont souvent obligés à s’expatrier et à mourir dans leur pays d’accueil.
C’est l’histoire de Simon Hantaï. Il vient d’être mis à l’honneur par deux fois à Paris, au Centre Pompidou en 2013 puis à la Fondation Louis Vuitton en 2022.
Simon Hantaï est hongrois et en 1948, il emporte son pays en exil. La tradition catholique y est forte et le culte de Marie répandu : une Marie de protection, de miséricorde, qui dans son manteau accueille toutes et tous ; il emporte aussi le souvenir de sa mère. Il ne la reverra qu’en 1963. Plus tard, il recevra de Hongrie, une photo qui date de 1920 où elle est jeune fille, habillée d’un vieux tablier noir ou bleu très foncé, lavé, usé, ciré. Il le lavera, le pliera, le sèchera, l’enroulera sur un rouleau de bois comme une toile…


Quand il quitte Budapest, il est formé artistiquement, engagé politiquement, marié pour la vie à Zsuzsa Biró, juive cultivée et artiste comme lui. Ils transitent par l’Italie pour passer en France. Il a des émerveillements : la Vierge de Miséricorde (1445-1552) de Piero della Francesca à Sansepolcro (1), celle de Monterchi -la Madonna del Parto- du même (2) et les mosaïques du mausolée de Galla Placidia à Ravenne, dont on retrouve la trace dans sa série des Tabula de 1973-1982 et dans son oeuvre de 1959.
Entre 1960 et 1964, l’artiste va réaliser une série de 27 toiles intitulées Mariales et Manteaux de la Vierge. Toutes basées sur la même technique, toutes abstraites, toutes presque monochromes. Elles sont semblables et différentes : uniques. Les voir ensemble, voir leur grandeur, leur force de couleur, leur épaisseur de matière, leur présence ne s’oublie pas. Et… leur titre se souvient des madones italiennes. Hantaï froisse la toile vierge -après il la pliera- et puis il peint, au sol, les parties visibles, un peu convexes -la toile, ici, est épaisse. Ce sont des manteaux !-. Il ne voit pas la totalité de la surface à peindre, il peint à l’aveugle. Il n’a pas de dessin ni de dessein préparatoire.
Ensuite, il déplie la toile et la présente tendue sur châssis. La lumière a l’air de venir comme pour un vitrail de derrière ou plutôt de dedans. Les couches de peintures se soulèvent entre les creux et les reliefs. C’est comme un subtil bas-relief. Il y a plus ou moins de creux, donc plus ou moins de blanc en réserve. L’ensemble est peint all-over.
Hantaï, arrivé à Paris fin 1948, continue comme en Italie à regarder, lire, emmagasiner des images, des rencontres. Il expérimente. Il se cherche. En 1949, il voit les papiers découpés de Matisse ; en 1951, il voit une exposition collective, européens-américains avec pour la première fois Pollock. De même en 1952 puis en 1955 : Le Pollock des dripping. Il a besoin aussi de se sentir moins seul et il se rapproche des surréalistes, puis les quitte et travaille avec Georges Mathieu, dont les excès ne lui conviennent pas. En 1959, ébranlé par ses recherches tous azimuts, par ses séparations d’avec des artistes en vue, (Breton, Mathieu), par le soulèvement et la répression soviétique à Budapest (1957), il travaille sur deux tableaux, sans influence d’école ou de mouvement, qu’il n’exposera pas et qui n’ont pas de nom avant… 1976. C’est sans doute son premier retrait.
Écriture rose est un espace monumental de 3,30 m sur 4,25 m qui se regarde horizontalement, dans le sens de la lecture. Sur toute la toile, deux couches de blanc lissées, quelques feuilles d’or collées et des signes abstraits posés ; symboliques de sa culture : l’étoile de David, la croix grecque et l’encrier de Luther (une tache). Et des lignes de textes minutieusement écrits, recopiés, -de sa main-, tous les matins de 1959, provenant de la Bible, de l’année liturgique ou de ses lectures philosophiques (Saint-Augustin, Hegel, Heidegger). Il les transcrit à la plume et à l’encre de Chine de couleur : noire, violette, rouge et verte. Pas de rose.Les lignes se lisent mal ; elles ont l’air en apesanteur et, de loin, l’ensemble devient rose ! Il fait cela le matin ; l’après-midi, il en peint une autre : A Galla Placidia (référence à l’émotion du voyage de 1948) sur une toile recouverte de deux couches noires, mais cette fois la peinture est raclée ; monumentale aussi de 3,20 m par 4 m. Pas de pinceau, il utilise un morceau de métal aplati, le bord de son réveil cassé ; avec, il pose un mélange de couleurs, petite touche par petite touche sur toute l’étendue de la toile, sans fin. Comme une mosaïque ! Quand il en sort, nettoyé, reconstruit, l’année 1960 commence.
Il va continuer dans sa méthode de création, le pliage : une série en appelant une autre jusqu’à ce qu’elles deviennent pour lui un procédé, jusqu’à ce qu’elles s’assèchent, jusqu’à ce qu’on lui réclame toujours plus d’expositions, toujours plus de «productions», alors il se retire du monde de l’art, complètement de 1982 à 1998, et puis jusqu’à sa mort, de manière moins brutale, acceptant de ses proches (écrivains, philosophes, artistes) des rencontres suivies d’éditions d’ouvrages. Pour moi, ce retrait est ce qui définit le mieux Hantaï.
Nane Tissot