Les valeurs ont-elles encore de la valeur ?

Les valeurs humaines, comme la liberté et la fraternité, restent essentielles malgré les progrès technologiques. Elles nous protègent, nous unissent et nous guident vers le bonheur, même face à la supériorité des machines.
Je suis le parfait exemple. J’ai 21 ans, je suis une jeune femme dans la force de l’âge et pourtant je suis à peine capable de soulever, à bout de bras, une dizaine de kilos. Peut-être vous qui me lisez êtes capable de soulever une cinquantaine, voire une centaine de kilos. Mon admiration est grande et pourtant, votre force, qui est considérable, est négligeable face à celle des champions du monde, qui sont eux capables de soulever 400 à 500 kilos. Et ces êtres exceptionnels, fleuron de l’humanité, fierté dans nos cœurs, sont surpassés, humiliés presque, par un vulgaire robot d’une vingtaine de centimètres d’envergure, Hercule d’Amazon pour ne pas le citer, qui soulève lui plusieurs dizaines de tonnes. L’humanité a construit des outils plus forts qu’elle. Nous sommes témoins de cette supériorité physique de nos créations, car nous l’avons voulu, et jusque-là, notre orgueil n’en avait jamais vraiment souffert, car si la mécanique des machines surpasse celle de notre corps, nous nous pensions toujours supérieurs par l’esprit.
Et puis vient novembre 2023, et OpenAI créa ChatGPT. Par mimétisme, la machine est maintenant capable d’argumenter, de confronter, d’affirmer, et tout cela avec un phrasé quasi humain. Ce sont des centaines de milliers d’emplois dans le monde qui sont désormais occupés par ChatGPT. Pour certains, de futurs conflits entre Homme et machine ne peuvent être évités qu’en réduisant la distance, qu’en brouillant les contours. Mes amis, j’aimerais pouvoir écrire ces lignes sans porter de lunettes. J’aimerais que des mécanismes dans mon bras m’aident à hisser ma petite nièce dans les airs. J’aimerais, comme mon ordinateur portable, être capable de réaliser des centaines de milliards d’opérations par seconde. Pourtant, l’évocation de concepts, comme le transhumanisme, ou l’eugénisme, suscitera chez nombre d’entre nous un sentiment de répulsion. Nous savons qu’une telle évolution ne se ferait qu’au prix d’une éthique douteuse et au détriment des moins fortunés. Nos valeurs nous freinent.
Et pourtant, ces solutions sont autant de portes que nous fermons avec le sourire. Car oui, le monde change. On a déjà oublié les textos limités à 160 caractères et les téléphones accrochés au mur. Pourtant, nos valeurs, elles, traversent-elles les siècles quasiment inchangées. Nous les héritons de nos parents et nous les transmettons à nos enfants. Une de mes grandes valeurs à moi, c’est la liberté. La liberté et la fierté. Ça m’a fait défaut quelquefois.
Mes ennemis, mais surtout mes amis, vous diront que cela participe à mon mauvais caractère. Ces valeurs, je les tiens du passé, j’ai grandi notamment avec les histoires de mon arrière-grand-mère, Layla. Cette femme a eu huit enfants et a perdu son mari très jeune, quasiment à mon âge (ne faites pas les calculs, c’est dégoûtant). Elle a continué, après sa mort, à gérer l’exploitation agricole de son mari d’une main de fer. Des villageois sont venus la voir en lui disant : « Écoute Layla, tu es belle, tu es jeune, on va s’occuper de toi et de tes enfants, laisse-nous la ferme et on te prendra en charge. » Ma chère arrière-grand-mère les a accueillis fusil en main. Elle savait qu’elle ne pourrait être libre que sur sa terre, et elle a transmis à ses enfants que, dans cette famille, nous serions le genre d’oiseau qui veut toujours avoir le choix de sa cage.
Mon grand-père est allé à l’université, malgré la forte répression que subissaient les Algériens à cette époque. Et peut-être que, moi même, sans l’héritage de Layla, je n’aurais pas fait d’école d’ingénieurs. Je n’aurais pas eu cette conviction que je ne serais pas libre tant que je ne saurais pas réparer mon vélo toute seule et aller vagabonder. Mes valeurs sont mon guide, et elles m’ont toujours amenée vers le bonheur. Mais la valeur de nos valeurs n’est pas que personnelle.
Dans son livre Une brève histoire de l’humanité, l’historien Yuval Harari développe l’idée selon laquelle Sapiens aurait survécu grâce notamment à son système de valeurs complexe, basé sur le respect, l’entraide ou la fraternité. Nos ancêtres, avant nous ! On me demande aujourd’hui si nos valeurs ont encore de la valeur, et j’espère, chers lecteurs, que vous voudrez répondre avec moi que oui : nos valeurs nous protègent, nos valeurs nous réunissent, nos valeurs nous comblent.
Julia Pedro