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A Douai, « parler d’Europe, c’est l’art de parler à une salle vide »

Photo de Christian Rault pour La Croix

Élections européennes 2024.

« Dans cette commune du Nord, où les investissements européens façonnent la ville et le quotidien des habitants, la campagne pour les élections européennes ne suscite pas ou peu d’intérêt. Sur ce territoire prisé de l’extrême droite, seule la candidature du président du Rassemblement national, Jordan Bardella, émerge ». Paul de Coustin, à Douai (Nord), La Croix le 19/04/2024.

Lundi 15 avril, se tenait à la Maison de l’Europe de Douai (Nord) une conférence à l’approche des élections européennes attirant peu d’intéressés. Le département bénéficie pourtant d’investissements importants de la part de l’Union européenne.

La directrice de la Maison de l’Europe de Douai (Nord), la plus ancienne en France, qui en compte désormais une trentaine, a l’habitude. Les événements qu’elle organise avec cette association d’information et de promotion d’une « Europe unie », créée en 1954, font rarement le plein. « Jean-Louis Bourlanges, actuel député MoDem et député européen de 1989 à 2007, nous avait dit que “parler d’Europe, c’est l’art de parler à une salle vide”. C’est une formule qui m’a marquée », confie Karine Evanno avec un sourire triste. Le thème abordé ce 15 avril, alors que la campagne pour les élections européennes est désormais bien lancée, vise pourtant à répondre à une question que de nombreux électeurs se posent : « L’Europe, à quoi ça sert ? »

Des investissements mal connus

À Douai, l’Europe a un impact concret. « On fait beaucoup de choses avec l’argent de l’UE », explique Frédéric Chéreau, maire PS de la ville depuis 2014. Des fonds européens ont par exemple été investis dans « la passerelle piétonne », équipement phare du projet EuraDouai, qui reliera la gare à ce nouveau quartier d’affaires. L’Europe participe aussi au « renouveau du bassin minier, ou encore au canal Seine-Nord », liste l’édile. « Mais ça, le citoyen ne le sait pas. »« Dans le cadre de la politique de cohésion, certaines zones du Nord-Pas-de-Calais ont reçu des aides équivalentes à certains territoires de Roumanie », avance Karine Evanno. Ainsi, la région Hauts-de-France a bénéficié de 1,7 milliard d’euros de fonds européens pour la période 2014-2020, et devrait recevoir au moins 1,1 milliard d’euros entre 2021 et 2027. « Les gens ne s’en rendent pas compte », soupire la directrice de la Maison de l’Europe douaisienne.

Les 450 millions d’euros investis en octobre 2023 dans la construction en cours d’une usine de batteries électriques, accolée à l’usine Renault, en périphérie proche de la commune de 40 000 habitants, sont emblématiques. Cette « méga-usine » doit permettre « la création d’environ 1 200 emplois directs dans les trois prochaines années, et jusqu’à 3 000 à horizon 2030 », selon la Commission européenne. Chez Renault, l’usine de Douai est un élément moteur de l’électrification de sa gamme, pour se conformer à la réglementation européenne qui interdit la vente de véhicules neufs à moteur thermique en 2035.

Ce « second souffle industriel » a déjà entraîné une centaine d’embauches et suscité « un engouement collectif », selon Christophe Faidherbe, secrétaire général du syndicat Force ouvrière à Renault Douai, même s’il reste « prudent » sur la réussite du « pari du 100 % électrique ». « On n’avait pas connu ça depuis 2009 », confirme Gérald Owczarek, délégué syndical central chez FO, qui salue « de belles perspectives » après « des décennies de désindustrialisation » dans le Nord, et « des années de chômage » pour les actifs de Douai.

« Les gens sont écœurés de la politique »

À 13 heures, les portillons de sécurité de l’usine se mettent à tourner dans le sens de la sortie. C’est la fin de la journée pour l’équipe du matin, qui a démarré aux aurores. Des centaines de salariés se déversent vers leurs voitures garées sur l’immense parking visiteurs. Fatigués, pressés, peu sont disposés à discuter de la politique européenne et des élections à venir: « J’ai pas le temps », « je m’en fous », « j’ai rien à dire », répondent-ils, pressant le pas vers leurs véhicules, dont les portes claquent ostensiblement.

Une minorité se prête toutefois au jeu. « L’argent de l’Europe, c’est bien, ça crée quelques emplois, mais on n’arrive même pas à recruter », souffle Reynald, 52 ans, qui regrette que « les jeunes ne veuillent plus bosser » et préfèrent « profiter du système ». Pour lui, l’Union européenne, c’est « trop de contraintes et trop d’immigration ». Il ira voter pour Marion Maréchal, la tête de liste du parti d’extrême droite Reconquête !, en juin prochain. Lucas, lui, « ne vote pas ». L’Europe, « ça ne sert pas à payer les factures » alors que « tout coûte cher ». Le trentenaire constate à regret qu’aujourd’hui « c’est chacun pour sa gueule » parce que « les gens n’ont plus les moyens de penser à autre chose qu’à survivre. Alors les élections européennes, franchement… », lâche-t-il.

« Ici, l’Europe, personne ne sait comment ça marche, et personne n’en parle », observe David Dubois, secrétaire général CGT de Renault Douai. « Les gens ne font pas le lien entre leur boulot et les investissements européens ». Il décrit des personnes qu’on a peu à peu « écœurées de la politique ». Et cite pêle-mêle « les magouilles de la gauche dans le Nord », « les gilets jaunes », « la réforme des retraites et le 49.3 » ou «  ’inflation ». Un « climat général », que confirme Gérald Owczarek, qui « pousse les gens à l’abstention ou au vote contestataire ».

Cette fronde s’observe dans les résultats électoraux. En 1992, les Douaisiens avaient approuvé, à une courte majorité de 50,98 %, la ratification du traité sur l’Union Européenne ; 35,35 % d’entre eux s’étaient abstenus. Treize ans plus tard, avec une abstention similaire, une large majorité (62,19 %) a voté contre le traité établissant une Constitution pour l’Europe. Un rejet supérieur à celui de l’ensemble des Français (54,68 % de non), qui ne sera pas pris en compte politiquement. « La cicatrice du référendum de 2005, dont le résultat n’a pas été respecté, est encore ouverte », prévient ainsi Nicolas Froidure, militant écologiste à Douai, qui observe lui aussi une « image dégradée de la politique en général, et de l’Europe en particulier ».

Fonds européens : la France donne plus qu’elle ne reçoit.

Entre 2015 et 2020, la France a versé en moyenne 22,2 milliards par an au budget de l’Union européenne ; et 28 milliards entre 2021 et 2023.

La France est le deuxième contributeur derrière l’Allemagne et devant l’Italie.

94 % du budget européen finance des programmes et des politiques dans les États membres. C’est la Pologne qui en capte la plus grande partie (16,3 milliards en 2018), devant la France (14,8) et l’Espagne (12,3).

Dans le cadre de la politique de cohésion qui finance des projets dans les transports, l’environnement ou l’emploi, la France devrait bénéficier d’environ 16,8 milliards d’euros entre 2021 et 2027.

La France est par ailleurs la première bénéficiaire de la politique agricole commune (PAC). Elle recevra plus de 9 milliards par an entre 2023 et 2027.