Lettre n° 18- Courrier du mois n°3-

La littérature, un combat

Témoignage

Le libraire est un passeur passionné, qui partage la lecture pour créer du lien, éveiller les consciences et agrandir l’humanité.

Qu’est-ce qu’un libraire ?

Un libraire, c’est d’abord et avant tout un lecteur, un grand lecteur, un lecteur curieux et insatiable. Mais c’est surtout un lecteur qui éprouve le besoin vital et impérieux de partager ses lectures. C’est ce qui fait sa vocation, dire sa lecture, la diffuser, la propager et la partager avec le plus grand nombre. La lecture pour tous est son combat. Parce qu’il a la conviction qu’il n’y a pas de « non lecteurs » mais que des lecteurs qui n’ont pas encore trouvé leurs livres. Un libraire c’est exactement cela, celui qui cherche et trouve le livre de chacun. Blaise Cendrars répondait à qui lui posait la question de savoir s’il avait réellement pris le Transsibérien « qu’importe, je vous l’ai fait prendre ». Tout dans cette réponse est une parfaite définition de la littérature. Mais c’est aussi une parfaite définition du libraire. Alors oui, le libraire est un chef de gare, il fait prendre des trains, les trains des écrivains et des écrivaines. Il cherche et trouve le livre à chacun pour faire communauté. Là est sa deuxième conviction. Le livre, la lecture, la littérature font communauté humaine, une communauté pas seulement de lecteurs mais une communauté tout entière, ouverte, tolérante et universelle. Je ne sais pas si la lecture fait grandir, sans doute, certainement. Ce dont je suis convaincu c’est qu’elle nous agrandit. Comme dit Marie Hélène Lafon, « la littérature m’a élargi ». Tout lecteur sent cela, sait cela. Par expérience, avec du « métier » le libraire découvre et sait l’universalité des grands textes. Un paysan d’Ukraine a le même rapport à sa terre que celui du Vermont ou de Corrèze – l’atrocité d’une guerre en Algérie, en Afghanistan ou dans les tranchées de Verdun est vécue avec la même horreur.

En lisant, nous faisons corps avec le texte et ses personnages. Nous nous insérons dans la grande communauté des femmes et des hommes, quelle que soit notre époque, notre condition, notre culture. Je n’aime pas beaucoup l’idée que la lecture soit un refuge, une échappatoire. Bien au contraire, elle nous fait prendre la vie à bras le corps dans toute sa diversité, sa pluralité. Jamais elle ne nous enferme, forcément elle nous ouvre à tous les horizons, à tous les esprits. Toujours, je me souviendrai de ce vieux monsieur à qui j’avais conseillé la lecture de Si c’est un homme de Primo Levi. Trois jours après (après qu’il ait lu le livre), il me téléphone et me dit : « Merci, simplement merci. Rendez-vous compte, jeune homme, que j’aurais pu mourir sans l’avoir lu. » Voilà la plus belle preuve du pouvoir de la littérature et de son universalité. Et pour moi, la plus belle des récompenses.

Voilà trente ans que je fais ce métier au Cadran lunaire, trente ans de combat, un combat merveilleux et pacifique, un combat sans autres armes que les textes, un combat où il n’y a que des vainqueurs, rien à perdre, tout à gagner. Trente ans de bonheur, de rencontres et de partages, cette librairie m’a tout donné, l’amour, des amitiés fortes, des moments chaleureux, sensibles, intimes, humains, profondément humains. Il est temps de passer le flambeau et surtout de transmettre le lieu et son esprit (oui, le lieu aussi à son esprit). C’est chose faite. Avec l’arrivée de notre successeur, la famille s’agrandit. La famille, la grande famille des lecteurs ne peut que s’agrandir…

Jean Marc Brunier