Focus

Enrico Letta sur l’économie de l’Europe

L’ancien premier ministre italien Enrico Letta, à Bruxelles, le 17 avril  2024
KENZO TRIBOUILLARD / AFP

« C’est le décrochage du décrochage, on ne peut plus attendre »

Dans son rapport sur le marché intérieur européen, présenté jeudi, l’ex-premier ministre italien propose d’utiliser l’épargne européenne pour financer les transitions verte et numérique, ou de mutualiser 10 % des aides d’Etat. Il détaille ses idées dans un entretien au Monde (1).

L’ancien premier ministre italien Enrico Letta a présenté, jeudi 18 avril au matin, son rapport sur le marché intérieur aux Vingt-Sept réunis à Bruxelles. Pendant huit mois, il a sillonné l’Union européenne (UE), rencontré tous les chefs d’Etat et de gouvernement européens ainsi que des représentants des entreprises, de la société civile ou des intellectuels.

Le marché intérieur de Jacques Delors, à qui vous dédiez ce rapport, est-il à la hauteur des attentes ?

Une minorité d’entreprises et de citoyens en Europe – la plus cosmopolite, la plus éduquée – bénéficie des avantages du marché intérieur, alors qu’aux Etats-Unis ou en Chine les acteurs économiques investissent l’intégralité de leur marché. Prenez nos PME : seules 17 % d’entre elles en profitent. Et on ne compte que 3 millions d’Européens qui travaillent, au sein de l’Union, dans un autre pays que le leur. Cette faiblesse a des répercussions sur la croissance et explique une partie du décrochage de l’UE face aux Etats-Unis et à la Chine.

Les Européens n’investissent donc pas assez ce grand marché ?

Ils ne profitent que très peu des effets d’échelle que leur offre le marché intérieur. Dans trois secteurs en particulier (l’énergie, les télécoms et les marchés financiers), le marché intérieur n’existe pas. Quand Jacques Delors a créé celui-ci, il y a bientôt quarante ans, les Etats membres ont souhaité qu’ils en soient exclus. Aujourd’hui, on rate le train dans ces domaines à cause de la fragmentation du marché.

C’est-à-dire ?

Je vais vous donner un exemple. Un opérateur télécom chinois aujourd’hui a, en moyenne, 467 millions de clients, un américain en compte 107 millions et un européen…, 5 millions ! On dénombre en Europe plus de 100 opérateurs télécom, on a divisé le marché en vingt-sept, c’est un désastre industriel.

Comment remédier à cet état de fait ?

Le marché intérieur est très XXsiècle. Quand il a été conçu, les grands pays européens étaient les grands pays du monde. Pour continuer sur l’exemple des télécoms, dans les années 1980 et 1990, les Européens étaient à la pointe de l’innovation. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. C’est pour cela, je pense, qu’il nous faut créer une cinquième liberté pour la recherche, l’innovation et les compétences, aux côtés des quatre libertés de circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes du marché intérieur. Qui plus est, les règles en matière de concurrence dans ces secteurs stratégiques que sont les télécoms, l’énergie et les marchés financiers doivent évoluer : l’antitrust européen ne doit plus se prononcer en fonction de l’état de la concurrence dans un seul pays de l’UE, mais à l’échelle du continent.

Vous militez donc dans ces secteurs pour des champions européens, quitte à ce que cela se traduise pour les consommateurs par des hausses de prix ?

Il ne s’agit pas de faire comme aux Etats-Unis. Mais de faire une Union européenne dans ces secteurs, en protégeant le consommateur, pas d’être vingt-sept pays côte à côte. Dans les télécoms, il ne s’agit pas de passer à trois opérateurs comme aux Etats-Unis, mais, peut-être, à une vingtaine.

Selon la Commission, les Européens devront investir 650 milliards d’euros par an pour financer les transitions verte et numérique. Où va-t-on trouver cet argent ?

Il va falloir financer ces transitions, sinon la réaction des citoyens sera celle des agriculteurs qui ont manifesté partout en Europe en ce début d’année. Ils diront : ce n’est pas moi qui vais payer pour cette transition. Après les agriculteurs, il y aura les salariés de l’industrie automobile, les propriétaires de maisons individuelles, etc. Il y a deux autres chantiers qu’il faut financer au premier rang desquels le coût pour les Vingt-Sept de l’élargissement à l’Ukraine, notamment. C’est un problème politique énorme. Beaucoup d’Etats membres, je pense bien sûr à la Pologne, qui étaient favorables à l’adhésion de Kiev, s’interrogent désormais. Tous ceux qui touchent des fonds de cohésion et des aides de la politique agricole commune comprennent que ça va leur coûter cher. Il faudra des fonds pour les aider.

Et le deuxième chantier ?

C’est l’industrie européenne de la défense. On ne peut pas continuer comme ça : 80 % des équipements matériels qu’on a achetés pour aider l’Ukraine ne sont pas européens ! C’est le chiffre de la honte. On a dépensé de l’argent des contribuables européens pour créer des emplois en dehors de l’UE, aux Etats-Unis, en Turquie ou en Corée du Sud.

Comment financer tous ces besoins ?

On a deux courants au sein des Vingt-Sept. Un premier bloc de pays (la France, l’Italie, l’Espagne, le Portugal ou la Belgique) est favorable à un deuxième plan de relance, financé par les Vingt-Sept, à l’image de ce que l’UE a fait après la pandémie de Covid-19. Un autre groupe (les pays nordiques, les Pays-Bas, l’Allemagne) y est opposé. Il faut réussir à rapprocher ces deux camps.

Que préconisez-vous ?

Pour faire converger les deux camps, il faut chercher un moyen de trouver des financements privés, ne pas se limiter au financement public. L’Europe est le continent qui épargne le plus au monde. D’après la Banque centrale européenne et la Banque de France, chaque année, 300 milliards d’euros de cette épargne s’investissent aux Etats-Unis, dans des entreprises américaines, qui ensuite viennent en Europe racheter nos entreprises. Tout cela parce que nos marchés de capitaux sont fragmentés et insuffisamment attrayants.

Cela fait dix ans qu’on nous parle de faire l’union des marchés de capitaux. Les Européens n’arrivent pas à s’entendre. Pourquoi cela bougerait-il aujourd’hui ?

Il ne s’agit pas de faire l’union des marchés de capitaux pour faire l’union des marchés de capitaux. Aucun chef d’état et de gouvernement ne dépensera du capital politique pour de la finance. Il s’agit de créer une union de l’épargne et des investissements qui permettra de mobiliser l’épargne privée pour financer les transitions verte et numérique. Ce sera la réponse européenne à l’Inflation Reduction Act des Etats-Unis.

Ce serait donc un premier pilier de financement privé pour ce mur d’investissements auquel sont confrontés les Européens. Et pour le reste ?

Je propose un plan de relance, avec une capacité budgétaire commune, sur le modèle de ce qu’on a fait après la crise liée au Covid-19, mais plus petit et plus ciblé. Un plan de relance qui permettrait donc de déployer une politique industrielle européenne, en conditionnant le versement des aides. Par ailleurs, pour compléter le dispositif, les capitales qui recourent à des aides d’Etat devraient en allouer 10 % à un pot commun, qui financerait aussi la politique industrielle européenne avec des investissements communautaires dans la transition des autres pays membres.

Ce serait une sorte d’amende contre la fragmentation du marché intérieur ?

En quelque sorte, oui. En 2022, comme en 2023, cela aurait permis de mobiliser entre 20 milliards et 30 milliards d’euros.

Qu’est-ce qui vous fait croire que les Etats membres sont prêts à vous suivre ?

Ce sera à eux de décider. Mais j’ai parlé avec tous les chefs d’Etat et de gouvernement européens. Ils sont tous préoccupés par le décrochage économique de l’UE par rapport aux Etats-Unis.

Voilà vingt ans qu’on parle du décrochage de l’UE…

Les dernières années ont été à cet égard dramatiques. Le décrochage a commencé au début des années 2000, mais s’est nettement accentué vers 2016-2017, quand, après la crise financière, les Etats-Unis sont repartis et pas nous. On peut se dire qu’il est naturel avec la Chine, parce qu’ils sont plus grands que nous. Avec les Etats-Unis, en revanche, qui font notre taille et qui vont beaucoup mieux, cela signifie que nous avons un problème. Aujourd’hui, c’est le décrochage du décrochage, on ne peut plus attendre.

L’UE paye-t-elle encore les conséquences de la politique d’austérité qu’elle a menée après la crise financière ?

L’UE a tellement peur de se retrouver dans une nouvelle crise qu’elle est hyperprudente. Les Etats-Unis, eux, savent prendre des risques.

Avant le vôtre, beaucoup de rapports ont été enterrés…

Le plus grand ennemi de mon rapport va être le tiroir. L’objectif, c’est d’éviter qu’il finisse dans un tiroir. C’est pour cela aussi que tout ce que je propose est certes ambitieux, mais surtout faisable.

(1)Propos recueillis par Virginie Malingre (Bruxelles, bureau européen)