Lettre n° 12- Mai 2023

L’alimentation, une histoire de reliance et une passion

C. Dufour
L’ALIMENTATION, UN ENJEU CRUCIAL

Formation au collège européen de Cluny
Dans le cadre de sa formation Master of Advanced Studies « Transitions et innovations dans les territoires en Europe », le CCIC- Collège européen de Cluny a organisé en janvier, une formation de trois jours sur le thème « Se nourrir local », animé par Charlotte Dufour (lire témoignage ci-contre) et Claire Pernet, animatrice du Projet Alimentaire Territorial du Clunisois.

L’alimentation est en effet devenue un enjeu crucial. Chacun s’en rend compte. En cause, la santé publique, le développement économique et agricole – le revenu des agriculteurs, les prix d’achat des denrées, le climat, les émissions de gaz à effet de serre, la géopolitique, etc.

But de la formation : introduire aux enjeux d’une alimentation saine et locale, en présentant des démarches de territoires visant une amélioration de l’alimentation locale, une relocalisation de la production alimentaire ainsi qu’une recherche de qualité liée aux pratiques agricoles et à une meilleure répartition de la valeur ajoutée à travers la création d’outils locaux de transformation agro-alimentaire et des circuits courts de commercialisation.

La formation fut théorique et pratique en partenariat avec la Communauté de communes du Clunisois. Les auditeurs ont pu bénéficier de l’expertise et du travail effectué sur notre territoire, avec notamment la présentation du Projet alimentaire territorial du Clunisois, ainsi que des rencontres sur le terrain : la visite d’une coopérative agricole, la rencontre avec des agriculteurs, la visite d’un supermarché et d’une épicerie locale.

Auditeurs de la formation diplômante du Collège Européen, auditeurs en formation continue (uniquement pour ce module de formation), agents, élus… ont pu échanger, croiser leurs regards, et réfléchir ensemble à des pistes de solutions, améliorations sur ce sujet.

Le Collège Européen de Cluny (1) a accueilli cette année sa première promotion du Master of Advanced Studies avec des auditeurs aux profils très variés (juriste, kinésithérapeute, linguiste, manager commercial…), mais avec tous le même objectif, une recherche de sens dans leur activité professionnelle.

RDB
Les inscriptions pour la session 2023/2024 sont ouvertes, n’hésitez pas à vous informer : contact@collegecluny.eu

1) Le Collège Européen de Cluny est un lieu de formation, de recherche et de réflexion sur l’action publique locale. Il repose sur les principes d’excellence académique, d’ouverture européenne, d’innovation et d’approches multidisciplinaires et comparatives des questions d’action locale à travers l’Europe.

CCIC – Collège Européen de Cluny. Campus Arts et Métiers Cluny. Rue Porte de Paris. 71250 Cluny – France
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Témoignage

Charlotte Dufour est nutritionniste. Diplômée en Sciences Humaines d’Oxford University elle détient un Master en Santé Publique et Nutrition de la London School of Hygiene and Tropical Medicine. Adolescente, elle rêvait de rejoindre « Action contre la faim ». Ce sera l’Afghanistan (premier régime taliban) et l’Ethiopie en 2000 et 2001. Les situations de crise la convainquent alors de s’investir dans des programmes de « fond » qui prennent en compte toutes les étapes de la chaîne alimentaire. Elle rejoint la FAO. De 2005 à 2017, basée à Rome elle travaille en Afghanistan et en Afrique sub-saharienne. Aujourd’hui consultante indeṕendante elle revient en France dans le Clunisois avec son mari forestier spécialisé dans les sols. « Il est passionnant de découvrir ici les contrastes et similitudes avec les pays découverts lors de mes voyages ». « Le programme européen « Farm to Fork  » (Ferme à l’assiette) et notre Projet Alimentaire Territorial sont autant d’espaces où nous pouvons nous engager pour trouver ensemble l’équilibre entre auto-suffisance et reliance et tisser les liens qui nous unissent à la terre et les uns aux autres ». Un passionnant et précieux témoignage.

Peu de choses nous lient au monde comme le fait notre alimentation… Lien à la terre d’abord : les minéraux que contiennent le sol se retrouvent dans nos os, nos organes, nos muscles, notre sang ; les vitamines, les sucres et protéines créées par les plantes de la rencontre entre la terre, l’eau et le soleil animent notre énergie vitale et assurent notre immunité ; les protéines et minéraux retransmis par les animaux dans leur viande ou leur lait nous donnent force et vigueur…
Lien aux autres : un repas partagé n’est-il pas, partout, un signe de solidarité, d’accueil, de célébration des liens familiaux et amicaux, que ce soit au quotidien comme dans les moments de fête ? Lien au monde : dès le petit déjeuner, nous voilà reliés nos seulement aux pâturages et aux vaches qui nous donnent lait et beurre, mais aussi aux cacaoyers de Côte d’Ivoire, aux caféiers du Brésil ou aux théiers d’Asie du Sud…
Lien à soi, enfin : quoi de plus intime que ce rapport aux aliments qui nous pénètrent et nous façonnent, à la fois reflets et moteurs de nos états d’être et états d’âme ?

C’est sans doute cette fonction de « lien » qui a nourri la passion pour la nutrition qui m’anime depuis mes 20 ans. A la sortie d’un « Bachelors » en sciences humaines (un mélange de démographie, sociologie, écologie humaine, de biologie) il me manquait un métier. J’ai trouvé dans un Master en « Santé publique et nutrition » l’opportunité de garder une multidisciplinarité stimulante, tout en me spécialisant. Cette spécialisation me donna la possibilité de réaliser mon rêve d’adolescente : partir avec l’association Action Contre la Faim.

On se rend souvent mieux compte de la valeur des choses quand elles viennent à manquer. Mes premiers voyages en Afghanistan, sous le premier régime Taliban (2000), et en région Somalie d’Ethiopie (2001), m’ont permis de voir au plus près la détresse qui découle du manque de nourriture, que ce manque soit dû à des sécheresses répétées, à la destruction des systèmes de production et distribution, aux difficultés de transport, ou – comme c’est souvent le cas – au mélange vicieux de tous ces facteurs. J’ai pu toucher cette détresse, quand je pesais et mesurais des enfants souvent trop menus et trop petits. Je la lisais dans le regard de leur mère, qui, en Afghanistan, se plaignaient souvent de manquer de lait maternel. La cause de cette carence n’était pas tant leur propre malnutrition (pourtant souvent présente) mais l’impact psychologique des années de conflits et de déplacements, et parfois de maltraitance. En temps de guerre, la terre n’est pas la seule à s’assécher…

Dans ces situations de crises, l’assistance alimentaire comprend un ensemble de réponses, alliant, selon les contextes : la distribution d’une ration générale pour la famille (souvent de la farine, de l’huile, du sucre, quelques légumineuses) ou de « bons alimentaires » si les marchés sont approvisionnés ; des rations spécialement conçues pour la prévention de la malnutrition infantile et des traitement spécialisés pour la malnutrition dite « aiguë sévère ». On tente d’intégrer ces programmes dans un panel d’activités plus large, comprenant l’accès à l’eau potable et à une médecine de base (notamment pour la vaccination). La malnutrition infantile est en effet très souvent liée à des épisodes de diarrhée ou de maladies comme la rougeole. On s’appuie aussi souvent sur l’agriculture ou le petit élevage pour relancer ou renforcer les moyens d’existence des familles. Car trop souvent, un enfant guéri de la malnutrition va rechuter si la pauvreté de sa famille n’évolue pas. Là réside l’immense défi : mettre des pansements, alors que la plaie nécessite un traitement bien plus profond.

Après quelques années à me concentrer sur des programmes dits « d’urgence », j’ai pu me réorienter sur des programmes s’attaquant au « fond », en travaillant avec l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (la FAO), en Afghanistan d’abord (2005-2008), puis en Afrique sub-Saharienne mais basée au siège à Rome (2010-2017). Mon métier de nutritionniste qui se doit de promouvoir une alimentation diversifiée me permit de tisser des liens avec une grande variété de collègues : les experts en semences, en céréales, en fruits et légumes, en pêche, en élevage, en forêts, en sol, en gestion de l’eau, en sécurité sanitaire des aliments, en transformation alimentaire, en stockage… Assurer un contenu sain dans l’assiette, nécessite de prendre en compte toutes les ressources naturelles et toutes les étapes de la chaîne alimentaire.

Il ne suffisait pas de comprendre et de collaborer avec tous les métiers du secteur agricole et alimentaire, il me fallait aussi tisser des liens avec les professionnels de la santé, de l’éducation, de la protection sociale, de l’emploi… Car les causes de la malnutrition sont diverses : il m’est arrivé de peser des enfants très maigres dans des familles aisées, le problème étant alors lié à un manque de connaissance sur l’importance de l’allaitement exclusif avant 6 mois par exemple. Il peut y avoir assez d’aliments dans les marchés, mais les familles pauvres manquent de moyens pour les acheter, d’où l’importance de bons alimentaires, d’épiceries solidaires ou d’allocations sociales.

Une approche pluridisciplinaire est d’autant plus importante que les problèmes principaux de malnutrition dans le monde ne sont plus limités à la sous-nutrition. Tous les pays du monde sont actuellement confrontés à l’épidémie mondiale de surpoids qui touche 2milliards d’adultes, dont 650millions d’obèses, selon l’OMS. Cette obésité est souvent associée à des carences en micro- nutriments qui plombent la santé. Cette épidémie est associée à une transformation radicale de nos systèmes alimentaires qui colportent de plus en plus de produits transformés, et de nos modes de vie de plus en plus sédentarisés.

C’est ainsi que de nutritionniste, je suis devenue facilitatrice, ou tisseuse de liens : j’animais des rencontres entre représentants de différents ministères (santé, agriculture, affaires sociales, protection des femmes, éducation…) pour permettre de développer des politiques alimentaires intégrées. Les ingrédients clés étant l’écoute de l’autre, la compréhension des différences entre secteurs, la capacité à réconcilier des priorités parfois divergentes…

De 2005 à2017, j’ai travaillé à l’inteǵration de la nutrition dans l’agriculture en Afghanistan et en Afrique sub-saharienne. De retour en France après 20 ans à l’étranger, c’est avec joie et reconnaissance qu’avec mon mari, forestier spécialisé dans les sols, nous plantons nos racines dans le Clunisois. Il est passionnant de découvrir ici les contrastes et similitudes avec les pays découverts lors de mes voyages. Le contraste de l’abondance, d’abord : même au cœur de crises graves tels que le CoVID ou la guerre d’Ukraine, les étalages de nos supermarchés sont restés quasi pleins. On considère cela normal, mais nos grands-parents ayant vécu les grandes guerres peuvent nous rappeler que cet état de fait est le reflet de décennies de renforcement de nos systèmes alimentaires. Un oncle me rappelait aussi les grands progrès réalisés dans la sécurité sanitaire des aliments le siècle dernier : aujourd’hui, une bactérie dans une pizza fait la une des journaux alors qu’ailleurs dans le monde, 600 millions de personnes tombent malades et 420 000 personnes meurent chaque année du fait de l’insalubrité alimentaire (OMS).

Ce contraste d’abondance devient aussi contraste dans l’excès : avons-nous vraiment besoin de toutes ces boissons sucrées, bonbons, aliments « sur-transformés » gavés de sucre, colorant, d’huile et de sel mauvais pour la santé et générateur de déchets ? Malheureusement, ils inondent de plus en plus aussi les marchés des pays à faible et moyens revenus, nourrissant l’épidémie de surpoids qui déferle sur le monde. Autre contraste : la gestion optimisée de nos déchets par la SIRTOM, une gestion tragiquement absente dans de nombreux pays du monde, qui déversent des marées de plastique dans les océans…

Mais il y a aussi les similitudes. Les similitudes dans les difficultés telles que la raréfaction de l’eau. Arrivés début 2020, nous avons vécu les sécheresses de 2020 et de 2022 le cœur serré. Inspirés par la gestion de l’eau que j’avais vue au Tchad, nous avons très vite investi dans des systèmes d’irrigation goutte à goutte et de récupération d’eau de pluie. Les similitudes dans les conditions de vie, de travail et de rémunération insuffisantes et inégalitaires des producteurs. Elles résultent de la difficile transmission des terres et de la pérennisation des fermes. Elles engendrent colère et découragement. On retrouve aussi les défis pour les plus démunis de se procurer une alimentation saine et diversifiée.

Il y a cependant les similitudes positives : l’envie de travailler ensemble, de valoriser le terroir et les productions locales ; la soif pour certains de revenir à la terre et se reconnecter à la Nature ; le désir d’œuvrer pour plus de solidarité ; l’ambition de prioriser l’alimentation locale sans pour autant s’isoler de nos voisins européens et plus lointains. Le programme européen « Farm to Fork » (Ferme à l’assiette) et notre Projet Alimentaire Territorial sont autant d’espaces où nous pouvons nous engager, que ce soit en tant que producteur, distributeur, consommateur ou citoyen, pour trouver ensemble l’équilibre résilient entre auto-suffisance et reliance et tisser les liens qui nous unissent à la terre et les uns aux autres.

C. DUFOUR