Pologne, Allemagne, Italie, France, l’itinéraire européen de Sylwia
Je suis née dans les années 70 à Gubin, une petite ville frontalière avec l’Allemagne. Avant la guerre elle était allemande. En 1945 elle fut divisée par la frontière avec la Pologne tracée sur la rivière Neisse qui rejoint l’Oder quelques kilomètres plus au Nord. Du jour au lendemain les habitants du côté Est ont dû quitter leurs maisons attribuées à des Polonais venus d’ailleurs. Loin, très loin en Allemagne de l’Ouest, c’était un autre monde. La vie y était plus facile et plus colorée, les gens plus heureux, mieux habillés, plus riches. Mais, impossible d’y aller. Nous vivions « enfermés » dans un monde gris, envieux d’une abondance que nous ne connaissions pas. Certains qui avaient de la famille « de l’autre côté », recevaient des colis avec de beaux habits ou des sucreries ; ils avaient de la chance. J’ai passé mon enfance et une partie de ma jeunesse durant cette période de profonde rupture en Europe traversée par le Rideau de fer.
En 1989 j’étais au lycée. Je me souviens des difficultés liées à la transformation de notre pays mais surtout je me rappelle l’extraordinaire ambiance pleine d’espérance et de foi en un avenir meilleur. Le changement de système économique a été douloureux pour beaucoup mais notre pays était libre et le monde s’ouvrait devant nous. Au lycée j’ai pu voyager à l’Ouest puisque mon école avait organisé un échange avec une école à Höxter, en Allemagne. Accueillie chaleureusement par une famille allemande, j’ai découvert une autre culture au quo- tidien et tenté pour la première fois de communiquer dans une autre langue avec mon anglais très limité. De ce séjour est née une amitié qui a duré plusieurs années.
A la fin de mes études supérieures j’ai obtenu une bourse du gouvernement italien pour étudier trois mois à l’Université pour étrangers de Sienne. Je marchais sur les pas des auteurs polonais qui depuis des siècles racontaient l’Italie, ses merveilleux monuments, la langue de Dante, la savoureuse cuisine, ses paysages. Pour beaucoup d’écrivains polonais l’Italie a été une Arcadie, un paradis perdu. J’étudiais avec des jeunes venus de toute l’Europe et j’ai partagé un appartement avec des colocataires de nationalités différentes. Nous étudiions ensemble la langue et la culture italiennes, nous échangions beaucoup sur nos vies, curieux de nos nouveaux amis venus de pays si variés. Cependant j’ai noté une différence entre les jeunes occidentaux et les autres venus comme moi des pays de l’Est : pour ceux-ci le séjour à Sienne était certes une expérience intéressante et pour moi, la réalisation d’un rêve inespéré, mais nous nous sentions un peu comme les cousins perdus de vue par la famille proche, bienvenus certes, mais plus modestes et pas si sûrs d’être à notre place.
La vie nous réserve des surprises, c’est banal et si vrai. Quoique toujours passionnée de culture italienne j’ai été « obligée » de découvrir une autre culture. En effet, je me suis mariée avec un Français et j’habite en France depuis 20 ans. Nous avons 3 enfants (aujourd’hui jeunes adultes) qui sont bilingues et très attachés à la Pologne. Mon mari qui parle polonais et moi, nous avons toujours considéré les deux cultures comme une richesse et une ouverture extraordinaire et nous avons essayé de transmettre cet esprit à nos enfants. On me demande souvent si mon pays me manque. Bien sûr, je suis Polonaise et c’est en polonais seulement que je suis capable d’exprimer mes pensées avec nuances, ce qui est parfois source d’une certaine frustration. Malgré cela je me sens vraiment bien en France devenue ma deuxième maison.
Je donne des cours de polonais (encore un lien en plus avec mon pays) dans deux associations. A Compiègne, où j’habite, j’enseigne ma langue aux adultes descendants de Polonais qui ont migré en France. La plupart ont travaillé dans l’agriculture. Ils ne parlaient pas le français, n’étaient pas toujours les bienvenus dans les villages et pourtant ils ont reconstruit leur vie dans un nouveau pays. Ils n’ont pu que rarement ou jamais retourner en Pologne. Maintenir les liens avec la famille était compliqué. Certains qui vivaient surtout entre Polonais, prenaient soin de leurs traditions, enseignaient leur langue aux enfants, recréant une « petite Pologne » en France. D’autres, au contraire, désireux de s’intégrer au plus vite, essayaient de ne parler que le français et négligeaient leur langue maternelle. Mes élèves redécouvrent leurs racines. Pour certains c’est comme un voyage dans leur enfance. Ils retournent en Pologne de temps en temps avec nostalgie. Ils me racontent les histoires de leurs parents et grands-parents qui vivaient dans l’Europe partagée en deux, sou- vent déracinés sans possibilité de revenir à la patrie qui leur manquait tant.
J’enseigne aussi le polonais dans une petite école polonaise en région parisienne. Nos élèves viennent de familles polonaises ou franco-polonaises comme la mienne. Leurs parents sont venus en France dans les années 1990 et 2000, ou après l’entrée de la Pologne dans l’Union européenne. Les nouveaux émigrés gardent des liens étroits avec la Pologne, certains de pouvoir y retourner. Grâce à l’Europe. D’ailleurs, il en est qui ont rejoint la Pologne sans aucun sentiment d’échec, ce qui était le cas dans l’émigration plus ancienne. La plupart de mes élèves sont nés en France ; ils n’ont pas connu l’Europe avec des frontières fermées. La possibilité de voyager, de vivre, d’étudier dans des pays différents est naturelle pour eux, ils se sentent aussi bien en France qu’en Pologne.
Ma génération rêvait d’Europe, ce rêve est devenu réalité. Aujourd’hui les jeunes Polonais sont des Européens comme les autres jeunes de l’Union européenne.
Je reviens aussi dans ma ville natale qui a beaucoup changé depuis 1989. La majeure partie de la population travaillait alors dans la même grande usine publique comme partout à l’époque. Après le changement de régime, cette usine a été fermée et les années suivantes ont été difficiles pour beaucoup. A l’ouverture des frontières, les Polonais ont commencé à travailler de l’autre côté, en Allemagne. Beaucoup ont émigré, dont certains membres de ma famille, en Angleterre ou en Irlande.
Et, miracle ! La rivière ne sépare plus les deux villes, la Gubin polonaise et l’allemande, puisqu’aujourd’hui chacun est libre de traverser le pont et de passer la frontière.
Sylwia de Mareuil